Transport commun (#1.a)

1.

Ce matin, il neige. Il neige et il fait nuit. Il attend debout sur le trottoir. Le bus. Il attend le bus. Le 195. Arrêt Francis de Pressensé. Il ne sait pas qui c’est et la neige lui pique le visage. Ça pourrait être agréable, la neige. Mais là, non. Ça ne l’est pas. Elle pique son visage et elle fond. Quand elle touche le sol aussi, elle fond. Chez lui c’est mieux la neige, elle reste.

Le bus est en retard. Enfin, il croit. En tout cas, ça fait longtemps qu’il attend. Les quelques voitures qui passent font luire la chaussée mouillée par la neige fondue. Les reflets par terre, ça lui fait mal aux yeux. Alors il baisse les paupières, comme chez lui. avant. dans la neige. à l’arrière de la voiture de son père. Pour éloigner la douleur. Celle qui se met au fond des yeux parce que la pupille n’a pas eu le temps de se rétracter. Il attend que les voitures s’éloignent pour les rouvrir. Mais même comme ça il ressent la douleur. Dans ses oreilles. Les pneus. C’est le bruit des pneus sur la chaussée mouillée. Un bruit humide et aiguisé comme une lame qui tourne sur ses tympans. C’est presque insupportable. Il sait que ça n’est pas possible, mais il a l’impression que les conduits de ses oreilles veulent se resserrer. Pour laisser moins de place au passage du bruit.

Un feu a dû passer au rouge, il n’y a plus de voitures qui passent. Il met ses écouteurs dans les oreilles. Pas la musique, juste les écouteurs. Il aime bien le bruit de la ville à cette heure-là. Il aime bien ce bruit, il le veut juste moins fort.

2.

Il est dans le bus. Il peut même s’asseoir. près d’une vitre. Tant mieux. Trente minutes ça va durer. Il en a pour une demie heure maintenant. de bus. Francis de Pressensé c’est juste après Lycée polyvalent, le terminus. Du coup, il a toujours une place assise. C’est bien.

Au premier feu rouge, le bus tourne à droite vers le Plessis. C’est le Plessis Robinson, mais il faut dire le Plessis. La Butte rouge s’éloigne derrière lui.

Le bus a ramassé des voyageurs à Cyrano de Bergerac, mais il ne s’est pas arrêté à Maximilien Robespierre. Il n’y a jamais personne à cet arrêt. Ces noms-là, il les connaît. Il les a vu dans ses manuels au lycée. Quand il s’ennuie. Quand il s’ennuie parce qu’il ne comprend pas il tourne les pages de son manuel et il regarde les portraits. Il s’amuse à imaginer leur vie. Des vies loin d’un arrêt de bus planté face à la Butte Rouge entre un Mac Do, un super marché et un parking.

Il s’appuie contre la vitre. L’épaule. La tempe. droite. Il se met toujours à droite. Quand il peut. C’est pour voir le trottoir. Il aime bien. Il garde les yeux fixés sur le trottoir et ça fait une bande grise qui défile à toute vitesse. Ça lui rappelle avant.

3.

Moulin Fidel. Cité Jardin. Résistance. Le mot tout seul, inscrit en blanc sur le morceau de plastique bleu l’amuse un instant. C’est exactement ça. Il aime imaginer qu’il doit résister. Une ou deux personnes montent à chaque fois. C’est long. Cotonneux. La rue est étroite et le bus roule lentement. Il peine. Le bruit du moteur remplit l’espace. L’espace sonore. Il n’y a plus de place pour d’autres bruits ou d’autres pensées.

Il se demande qui décide de mettre un arrêt de bus là où il est. Il se demande aussi s’il existe des arrêt de bus où il n’y a jamais personne. Pas comme là, le matin, tôt. Un arrêt où il n’y aurait jamais personne. Jamais. De toute la journée. Tous les jours. Il se dit qu’un endroit où il n’y a pas d’arrêt de bus est peut-être un endroit qui n’existe pas. C’est rassurant de mettre un arrêt de bus.

4.

Le bus tourne à gauche et amorce une longue ligne droite qui traverse une cuvette. Il fonce vers Clamart. À cette heure-ci, il n’y a pas beaucoup de circulation. Le bus accélère dans la descente et au fond de la cuvette on sent ses amortisseurs qui s’enfoncent pour se détendre immédiatement. Comme dans un trampoline. Ou sur des montagnes russes. Le cœur qui monte puis qui descend dans la poitrine. En moins fort, quand même. Tous les matins depuis qu’il est là, la sensation au creux de l’estomac le fait sourire. Ça le chatouille un peu. Il n’a pas le temps de lire les noms des arrêts de bus. Depuis qu’il est là, il n’a pas réussi.

Le trottoir défile toujours sous ses yeux. Ça l’aide. Ça l’aide à rester dans sa torpeur. il a l’impression d’appartenir à la ville qu’il traverse. La même torpeur. C’est la même torpeur. La sienne et celle de la ville. Cette sensation de tenir la réalité à distance. Elle est là, il sent bien qu’elle existe mais elle ne l’atteint pas. Il ne la touche pas. C’est juste un décors. Un décors pour ses pensées. Il pourrait le déchirer, presque. Ça l’aide à appartenir à cette ville qu’il apprend à connaître. C’est chez lui. Ici.

5.

Il commence à y avoir du monde maintenant, dans le bus. Il parvient à arracher ses yeux et son cerveau à la bande de trottoir qui défile. Il se lève précipitamment pour laisser sa place, un peu gêné de ne pas l’avoir fait plus tôt. La femme le remercie d’un sourire et d’un hochement de tête. Le bus surgit brusquement sur la départementale ravagée par les travaux du tram. La Cavée. C’est le nom du premier arrêt sur la départementale. Tous les matins il se demande pourquoi cet arrêt s’appelle La Cavée. Il se dit qu’il faut qu’il travaille encore un peu le français.

Il est debout. Dommage. C’est la partie la plus pénible. Le bus va lentement descendre la départementale en louvoyant entre les palissades de chantier et tanguer dans les ornières rebouchées à la va-vite, la carlingue se redressant par saccades au gré de ses stabilisateurs pneumatiques hésitants. Les voyageurs titubent. La rue est la même et pourtant la trajectoire est différente chaque jour. C’est infime, chaque fois, et pourtant ça le dérange. Ça l’empêche de se souvenir avec son corps. De se souvenir et de se rassurer.

Désormais il ne peut plus éviter de se heurter à la réalité. Elle est là dans le bus. Elle est là dehors. De se heurter aux gens. Il n’est plus question de torpeur. Le long du bus, la ville n’est plus un décors. Elle devient réelle. Soleil Levant. Même le nom des arrêts de bus devient réel. Celui-ci, au moins, il comprend. Il comprend le sens des mots. Il se dit qu’avec les jours qui rallongent, il aimerait bien être à cet arrêt au moment où le soleil se lève. Juste une fois. Pour voir.

Au fond du bus, un groupe de collégiens est déjà surexcité. Ils parlent fort et bousculent les gens. Des gosses. Ils ne font pas exprès, ils ne font pas attention. Seul leur groupe existe. Autour de lui, les gens partent travailler. Tout le monde s’applique à s’isoler des autres. Lui aussi. Par mimétisme. il veut être comme les autres. Habits de lycéen, sac de lycéen, bonnet, écouteurs. Et l’air renfrogné du petit matin.

6.

Il joue un peu des coudes pour se retrouver sur la place centrale du bus. Contre la grande vitre à gauche. face à la porte de sortie. Comme ça il n’est pas dans le passage. Il ne gène personne. Et personne ne le bouscule. Il se tourne face à la vitre. Il ne voit plus les gens du bus. Il ne les voit et ne les entend plus. À cause des écouteurs. Depuis quelques instants il a mis de la musique. C’est son autre position favorite, quand il ne peut pas être assis sur le côté droit. À cet endroit-là, dans cette position-là, il est à nouveau hors de la réalité. Son champ de vision est totalement rempli par ce qui se passe à l’extérieur du bus et pourtant il ne ressent pas l’extérieur. Son corps vit la chaleur et la lumière du bus. Ses yeux sont à l’extérieur. Ça ne concorde pas. Ça ne concorde pas mais son cerveau trouve une solution pour s’échapper à nouveau. Il regarde la file de voiture qui tente de rouler dans le sens inverse du bus. Certains conducteurs s’agitent. Ils semblent nerveux. Ils sont en retard certainement.

Il se dit que c’est stupide. Ça lui semble stupide d’être nerveux parce qu’on est en retard. Chez lui on est nerveux parce qu’on a peur. On a peur en voiture parce qu’on est une cible. Ici. on est juste en retard.

7.

Le bus oscille doucement. Des gens montent. On est à un arrêt. Il est serré. Division Leclerc. Seulement. Ça doit bien faire vingt ou vingt-cinq minutes qu’il est dans le bus et il est seulement à Division Leclerc. Il fait défiler dans sa tête la suite du trajet. Le bus doit prendre une rue légèrement à droite qui descend. Longue. Ça n’est plus la départementale. Puis un virage à gauche à angle droit puis à droite à nouveau à angle droit et il sera de retour sur la départementale. Encore trois cents mètres de ligne droite et c’est l’arrêt où il doit descendre. Il descendra. Ensuite il lui faut bien dix minutes à pied.

Il n’arrive pas à se rappeler de tous les noms des rues et des arrêts de bus. Ça ne fait pas assez longtemps. Et les mots s’associent et se dissocient étrangement. Les idées commencent légèrement à s’affoler dans sa tête. Il va être en retard au lycée. Il va être en retard au lycée et ils vont lui demander des explications mais il ne sait pas. Il ne sait pas pourquoi il est en retard. Si, il sait mais il ne peut pas dire. Dire correctement. en français. Il essaye mais ils ne comprennent pas bien. Alors souvent il ne dit rien. Il les laisse penser ce qu’ils veulent.

8.

Il essaie de se calmer. Il se tourne à nouveau vers la vitre. Il pose son front. Il est vraiment serré maintenant. Il a chaud. Il veut ouvrir sa doudoune mais il ne peut même pas tellement il est serré. Il est serré contre les gens, obligé de les toucher. Il étouffe un peu. comme un poids sur son ventre qui rend la respiration pénible. Il est obligé de rester là, il ne peut pas descendre, ce n’est pas son arrêt, il ne saura pas finir à pied. Peut-être qu’il saurait mais il a peur de ne pas y arriver. Ça lui serre la gorge. Il doit attendre son arrêt. Il reste obstinément tourné vers la vitre la mâchoire serrée. Des larmes. Des larmes coulent sur ses joues. Il a honte. Il a honte d’être ici. D’être ici. et d’être mal. Il pense que c’est là-bas, chez lui.

Au fond du bus les collégiens font toujours les idiots, ils rigolent fort. Ça remplit son esprit. il n’entend plus rien d’autre que ces rires. Ça lui fait mal un peu. dans son cerveau. Autour de lui les gens le serrent un peu plus. Ils serrent son corps. Il voudrait bouger mais il ne peut pas. Pas pour se tenir ; ça n’est pas nécessaire, il ne risque pas de tomber. Mais il voudrait bouger. Pour rien. Pour sentir qu’il peut.

9.

Sa respiration devient rapide et courte, le nœud dans sa poitrine remonte dans sa gorge. Derrière sa pomme d’Adam. Son corps se met à faire des gestes sans qu’il n’y puisse rien. Son cerveau n’intervient pas. Il n’intervient pas comme s’il ne savait pas que c’est son corps. Ses bras avec ses mains au bout s’écartent brusquement de lui et poussent tout autour. Poussent les autres voyageurs qui s’affaissent doucement les uns sur les autres, les pieds gênés par leurs sacoches posées à terre incapables de se rattraper. Ses avant-bras cognent la barre centrale et reviennent rapidement au niveau de son visage dans un réflexe pour se protéger. Il continue à pousser devant lui. Ses pieds poussent son corps penché vers l’avant, ses yeux fixent entre ses deux avant-bras toujours au niveau de son visage la porte qui n’a pas commencé à s’ouvrir. Il sait, pourtant. il sait qu’elle va s’ouvrir et qu’il va pouvoir s’enfuir. Ses oreilles ont perçu le soupir strident du système d’ouverture à air comprimé. Autour de lui des cris. Des protestations et des cris qui se fondent dans une vague clameur. lointaine. Ses tympans ne veulent percevoir que le bruit de la porte du bus. Enfin il entend et il voit le soubresaut imperceptible qui précède l’ouverture des battants articulés et les portes se plient projetées dans un claquement contre les deux vitres qui encadrent l’ouverture arrière. Il continue à pousser.

Il est dehors. Sur le trottoir. Derrière lui il entend les portes du bus se refermer dans une séquence sonore exactement inverse à celle qui a précédé l’ouverture. La clameur des voyageurs s’interrompt brusquement.

Il fait jour maintenant.